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L'industrie du troisième millénaire

  in L'Express - du 10 au 16 août 2006

Dans une paisible bourgade, près de Lyon, le millionnaire Thierry Ehrmann, a transformé une maison bourgeoise en temple de l'apocalypse

 

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LA BOURSE
REVUE DE PRESSE

La Demeure du Chaos
L'œuvre au noir

Marie Huret

Dans une paisible bourgade, près de Lyon, le millionnaire Thierry Ehrmann, a transformé une maison bourgeoise en temple de l'apocalypse

La fumée. L'odeur du cramé. Il ne manque plus que ça. Une carcasse d'hélicoptère gît devant des barils de pétrole. Un avion s'est écrasé en plein jardin. Eventrés, carbonisés, les murs de l'ancien relais de poste du XVIIe siècle ont été bichonnés à la lance thermique. On cherche une touche de couleur, c'est du rouge sang qui dégouline entre les briques. Sur une tente kaki de militaire s'exhibe une tête de mort. Dans ce décor d'apocalypse, une pancarte signée par l'artiste Ben alpague le visiteur: «La fin du monde approche».

L'œuvre au noir
Cliquez sur l'image pour voir le reportage photo de la Demeure du Chaos

Le chauffeur de taxi avait pourtant juré: «C'est coquet, là-bas!» Saint-Romain-au-Mont-d'Or (Rhône), village chic aux pierres blondes niché le long de la Saône, à 10 kilomètres de Lyon. Bourgeois, résidentiel. Ici, la fontaine coule, la tourterelle roucoule. Un papy à casquette, chien en laisse, longe le mur griffé d'un tag bleu à peine sec: «Liban, silence: on tue!» Bienvenue à «Ehrmannland», la Demeure du chaos. Une usine à crashs de 12 000 mètres carrés tenue d'une main de fer par une machine à cash, Thierry Ehrmann, 44 ans, millionnaire iconoclaste et 307e fortune de France, selon le magazine Challenges.

Son business? Le succès planétaire du site Artprice.com, coté en Bourse. Son dada? Le glauque, le gothique. Alchimiste déjanté, ce PDG en rangers adepte du marteau piqueur et de l'acide chlorhydrique s'est mis à barbouiller méthodiquement de noir un somptueux domaine bourgeois acheté il y a une quinzaine d'années à Saint-Romain. Coulées de béton, tôle à la place de la tuile, sculptures rouillées, une «œuvre monumentale de déconstruction», se réjouit-il. Le massacre est orchestré de jour comme de nuit par ses soins. «C'est un mégalo qui ne respecte rien!» gronde un habitant. Franc-maçon, amateur d'ésotérisme, Ehrmann se régale: 45 artistes participent à ce happening permanent, qui lui a déjà coûté 2,5 millions d'euros.

Des Belges, des Hollandais, des Allemands, des fondus d'art, des curieux, des vieux, ça défile tous les week-ends dans les ruelles du bourg. Peu leur importe l'église romane du XIIe siècle avec son vitrail, classé monument historique, tous veulent découvrir «Grozny-au-Mont-d'Or». Ruines calcinées, voitures désintégrées, de l'art à la sauce Mad Max. «De l'art?» s'étrangle le maire, Pierre Dumont. Il a porté l'affaire devant les tribunaux. Le 13 septembre, la cour d'appel de Lyon doit arbitrer cette guerre de tranchées qui ébranle la bourgade de 1 000 habitants, où le moindre rafistolage de volet doit être autorisé par l'architecte des Bâtiments de France. «C'est un spectacle agressif et morbide, poursuit l'édile, une injure au Code de l'urbanisme. Il déborde sur l'espace public et on est obligé de le subir. A 6 ans, ma petite fille avait peur de passer devant! Cela vous amuserait de vivre nez à nez avec le visage de Ben Laden?» En première instance, le 16 février dernier, le tribunal a condamné l'homme d'affaires - sous peine d'une astreinte de 75 euros par jour - à remettre sa demeure en état, tout en reconnaissant son statut d'œuvre d'art.

Suicide social? Provocation d'un illuminé? Nul doute qu'il vous observe en train de longer ses murs peinturlurés de salamandres, le symbole de son groupe. Vêtu de noir, crâne à moitié rasé orné d'une fine natte, Thierry Ehrmann surveille, via des caméras, sur une quinzaine d'écrans, toutes les pièces de sa maison et de son siège social. Il se renseigne sur son visiteur. Si c'est un journaliste, épluche ses articles et, d'emblée, vous le fait savoir: «Cela ne vous gêne pas?» Il est assis à l'intérieur d'un anneau d'acier, son bureau à l'allure de vaisseau spatial. Trois marches à grimper, il s'extrait. Début de la visite. Là, une peinture de l'attentat du métro de Londres. Ici, des portraits gémellaires d'Arafat et de Sharon. Au fond de la piscine, à l'eau teintée de rouge, des lames de rasoir.

Au pied d'un cerisier, tendues vers le ciel, des poutrelles métalliques de 10 mètres de hauteur, la réplique des ruines du World Trade Center. C'est le choc du 11 septembre 2001 qui l'a poussé à reproduire chez lui un théâtre de guerre: «Le rôle du plasticien est d'obliger les gens à regarder les drames en face.» Et de citer Duchamp: «Une œuvre d'art qui ne questionne pas n'en est pas une.» Mais l'idée de convertir en portes de l'enfer sa demeure a germé en 1999. Sols, plafonds, murs, 28 pièces d'époque y sont passées. Il veut choquer. Pas question de créer le chaos en pleine friche industrielle: «Il fallait trouver un endroit où tout n'était que luxe, calme et volupté», jubile-t-il.

Il a fallu que ça tombe sur lui. Le voisin. Il ne veut pas dire son nom. Le matin, en ouvrant ses volets, un joli panorama l'attend. «Je vois le panneau “La fin du monde approche”, soupire-t-il. Avant d'aller bosser, ça me déprime!» Au village, les anti et les pro-chaos s'affrontent à l'épicerie ou à coups de missives. «Le week-end, c'est odieux, on se croirait à Saint-Tropez! soupire le retraité René Methel. Or Saint-Romain n'a rien à voir avec ça, c'est un village humble, tranquille. Nous sommes pris en otages.» Une douzaine d'habitants se sont regroupés pour dénoncer les parkings bondés et les touristes indisciplinés. Sur 480 foyers sondés, ils disent avoir recueilli entre 350 et 400 signatures. Ehrmann, lui, dégaine 54 000 cartes postales de soutien. «Il a une armada de juristes, raconte le maire. Des moyens énormes. C'est un procédurier qui ne communique que par fax, huissier et recommandé.»

L'écrit, c'est sa came, son shoot. Sa matière première. Sa prière du matin, à 9 heures, c'est la revue de presse au bistrot. Chez Ehrmann, l'info tourne à l'obsession, il la collectionne, l'archive: 15 000 classeurs, 270 000 manuscrits du XVIIe à nos jours, sept salles de conservation. «C'est freudien», lâche-t-il. Enfant, la presse était interdite à la maison, l'accès à l'info verrouillé par le père. Il n'y avait que La Croix. Et, le jour où le gamin a reçu Pif Gadget, ce fut un scandale: le canard était détenu par les cocos!

Un père polytechnicien. Une mère juriste. Une enfance bourgeoise, boulevard des Belges, à Lyon. Son géniteur a déjà 70 ans quand il en a 10. «Il y avait Couve de Murville à la maison, mais je n'y ai jamais vu d'enfants!» Il fréquente 18 établissements, en majorité cathos, un précepteur dominicain et la fac de théologie. L'éducation hyperstricte lui pèse. A 81 ans, sa mère vient de lui lancer: «Tout petit déjà, tu mettais le feu aux boîtes aux lettres!»

Chargé par le Vatican de gérer à travers l'Europe les biens de l'Eglise, son père, proche de l'Opus Dei, voyage de prélat en cardinal. Parfois, son fils l'accompagne. Une photo du château de Fribourg montre le petit Thierry, épanoui, au milieu de... 70 nurses. «Ça aussi, répète-t-il, c'est freudien.» Libertin, l'homme partage aujourd'hui sa vie avec deux femmes, la Française Nadège, mère de ses deux fils, et la Vietnamienne Josette Mey. «Trois générations de fils uniques dans la famille, ça marque, confie-t-il. J'ai voulu créer ma tribu.» L'autre clef du cas Ehrmann, c'est la guerre. Elle le fascine, l'obsède. Il l'a frôlée, ça le brûle encore. A la mort de son père, il hérite, à 18 ans, d'une usine chimique en Allemagne. La vend. Passionné de géopolitique, marqué par sa rencontre avec un psychiatre juif, le jeune homme file en Israël, puis dans le sud du Liban, où la guerre fait rage. Elle lui enlève sa compagne. Blessure à vie, à vif. «Un vrai choc», souffle-t-il. Pas de hasard. Sa dernière lubie, c'est un bunker, 120 tonnes d'acier et de verre blindé. Conçu avec le plasticien Mathieu Briand, il vient d'être exposé en juillet au Grand Palais, à Paris. Huit autres sont en préparation.

Son art délirant va-t-il contaminer tout le village? Un habitant a peint une porte bariolée. Un voisin, Marc Allardon, a créé la Maison de l'Eden, en opposition à la noirceur de la demeure: un animal de couleur jaune, Dudu, en carton et toile de verre, dépasse du jardin. «En face, les gens prennent un bon coup de cafard, explique cet entrepreneur en nettoyage; ici, une dose de bonheur.» De sa piscine, il voit le portrait géant de Bush, ce qui ne le perturbe pas plus que ça. «On s'habitue, les infos de 20 heures sur TF 1, c'est autrement plus violent, dit-il. C'est un grand timide, Ehrmann, un gars sympa. Je l'appelle M. Trois. Dès qu'il donne un chiffre, divisez-le par trois: s'il annonce 6 000 visiteurs le week-end: ça fait 2 000.»

De toute façon, ça fait trop pour le maire, qui ne veut rien lâcher. «Ici, juste pour percer une fenêtre, explique-t-il, il faut six mois de discussion et trois réunions avec les Bâtiments de France! Lui fait ce qu'il veut. Les gens n'y comprennent plus rien.» De son côté, Thierry Ehrmann bouillonne de projets. Dans six mois, le lierre et les plantes devraient dévorer le bitume de son no man's land. «Dans une société hyperréglementée, les gens trouvent un exutoire dans ce chaos, plaide-t-il. On reçoit 100 000 visiteurs en un an, des écoles, des jeunes de banlieue, c'est un musée gratuit à ciel ouvert.» Aux prochaines municipales, en 2008, l'homme d'affaires compte présenter sa propre liste, Romains libres. Il annonce l'élection la plus fun de France. Ça promet.

Marie Huret

copyright ©2006 L'Express

Artiste ou fou furieux?
Thierry Ehrmann se verrait bien en Facteur Cheval du XXIe siècle. Le député UMP du Rhône Christian Philip, qui s'est rendu à la Demeure du chaos, a relevé «un ensemble important d'œuvres». 2 500 au total. L'élu se bat auprès du ministère de la Culture pour que soit engagée une procédure similaire à celle du Palais idéal du Facteur Cheval, à Hauterives (Drôme). En 1969, André Malraux l'avait classé monument historique. Thierry Erhmann, lui, fait valoir le statut d'œuvre d'art de sa maison de Saint-Romain. L'article R 421-1 du Code de l'urbanisme dispense en effet de permis de construire les statues, monuments et œuvres d'art ne dépassant pas 12 mètres de hauteur et 40 mètres cubes. Le concepteur prend soin de respecter, au centimètre près, les règles: «Je mesure tout au laser», s'amuse-t-il.

Un guerrier des affaires
Ne vous fiez pas à ses allures d'illuminé: Thierry Ehrmann est un redoutable homme d'affaires. En 1987, il crée le groupe Serveur, devenu l'un des principaux compilateurs de banques de données judiciaires, juridiques, économiques. Un chiffre d'affaires de 63 millions d'euros en 2005, 180 salariés. L'idée est astucieuse: il s'agit de créer de l'info hautement monnayable. Collectée, recoupée, elle est enrichie, puis revendue. Dix ans plus tard, c'est la naissance de son fleuron, Artprice.com, leader mondial de l'information sur le marché de l'art. Il retrace toutes les ventes aux enchères publiques d'art: plus de 342 000 artistes sont référencés et des annonces diffusées auprès de 900 000 membres. Le patron de LVMH, Bernard Arnault, qui avait pris une participation minoritaire, en est sorti il y a un an. «Avec une confortable plus-value», précise l'excentrique millionnaire.

Reportage Photo //

L'Express en ligne du 10/08/2006

La Demeure du Chaos
L'œuvre au noir animation réalisée par Julien Bordier

A Saint-Romain-au-Mont-d'Or, paisible bourgade près de Lyon, le millionnaire Thierry Ehrmann, a transformé une maison bourgeoise en temple de l'apocalypse. "Une monumentale création artistique", se défend-il. Excédés, de nombreux villageois - dont le maire - partent en guerre contre ce gêneur. LEXPRESS.fr vous propose de faire le tour du propriétaire avec des photos titrées par le maître de maison lui-même.

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